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Med Sci (Paris). 2002 April; 18(4): 481–488.
Published online 2002 April 15. doi: 10.1051/medsci/2002184481.

Santé mentale et usage de cannabis à la fin de l’adolescence
Une relation complexe qui déborde le cadre pharmacologique

Patrick Peretti-Watel, Stéphane Legleye, and François Beck

Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (OFDT), Pôle Enquêtes en population générale, 105, rue Lafayette, 75010 Paris, France
 

La question de la relation entre santé mentale et consommation de cannabis intrigue les milieux médicaux depuis plusd’un siècle et demi. Ainsi, dès 1845, le médecin alié-niste Moreau de Tours expérimentait sur lui-même le cannabis, en notant minute après minute les manifestations physiques ou psychiques de ses effets [1]. A l’heure où une expertise collective de l’Inserm vient de rendre publiques ses conclusions sur les effets du cannabis sur la santé en général et sur la santé mentale en particulier [2], conclusions diversement reprises dans la presse, il est possible de prolonger l’apport de ces travaux pluridisciplinaires en mobilisant des données issues d’une enquête déclarative centrée sur la fin de l’adolescence, âge de la vie qui correspond à des usages de cannabis particulièrement fréquents.

La relation entre l’usage de cannabis et la santé mentale est abordée dans plusieurs chapitres du rapport publié par l’Inserm. En termes de comorbidité psychiatrique, cet usage s’avère statistiquement lié aux tentatives de suicide, aux troubles de l’humeur, à un syndrome amotivationnel, à l’asthénie ou encore aux insomnies, mais les experts mobilisés avouent qu’il est difficile d’établir ici une relation causale  : l’usage de cannabis favorise-t-il l’apparition d’une symptomato-logie dépressive, ou inversement les personnes dépressives ont-elles davantage tendance à consommer du cannabis ? Quant aux troubles psychotiques induits par le cannabis, ils existent mais se révèlent extrêmement rares. C’est surtout la relation entre cannabis et schizophrénie qui est en cause, avec là encore des difficul-tés à départager des résultats empiriques parfois contradictoires : le cannabis constitue-t-il un facteur de vulnérabilité ou un facteur aggravant pour la schizophrénie, ou l’usage de cannabis correspondrait-il parfois à une automédication susceptible de réduire les symptômes négatifs de la schizophrénie ?

Comme on le voit, l’expertise collective de l’Inserm apporte des réponses, mais pose aussi des questions.

Ces questions illustrent selon nous la complexité des relations entre usage de cannabis et santé mentale, complexité qui résulte du fait qu’outre les effets phar-macologiques du produit, il importe de prendre en compte la dimension sociologique de l’usage : dans quel contexte social et dans quel mode de vie l’usage prend-il sa place et son sens ? Afin d’illustrer la nécessité de cette prise en compte, nous proposons d’introduire dans l’analyse de ces relations d’autres variables relatives aux consommations associées (tabac, alcool), à la sociabilité (fréquence des rencontres amicales, temps passé au téléphone avec des amis…), à l’environnement familial (parents séparés ou vivant ensemble) et aux violences subies (agressions physiques et menaces). Il importera également de séparer garçons et filles dans l’analyse, dans la mesure où, à l’adolescence, les normes comportementales sont sexuellement différenciées.

L’enquête ESCAPAD

Les données présentées ici sont issues de l’Enquête sur la Santé et les Consommations lors de l’Appel de Préparation à la Défense (ESCAPAD) menée en mars 2001 auprès d’environ 15 000 adolescents venus passer leur Journée d’Appel de Préparation à la Défense (JAPD), et ne concernent que les 12 512 adolescents qui sont nés en 1983 (ils étaient donc dans leur dix-huitième année au moment de l’enquête). Mise en place avec la collaboration et le soutien logistique de la Direction Centrale du Service National, ESCAPAD permet d’interroger tous les jeunes qui passentleur JAPD le mercredi et le samedi d’une semaine donnée en métropole. Elle se substitue aux enquêtes annuelles sur les usages de substances psycho-actives précédemment menées par le Service de santé des armées, abandonnées après 1996. Reposant sur un questionnaire auto-administré et strictement anonyme, relativement court (vingt-cinq minutes étaient accordées pour y répondre), elle porte sur les consommations de produits psycho-actifs, la santé et les loisirs. Elle a reçu l’avis d’opportunité du Conseil National de l’Information Statistique (CNIS), le label d’intérêt général de la statistique publique par le Comité du Label et l’accord de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL). Les résultats de l’exercice 2000 ont donné lieu à une communication à l’Académie de médecine [3].

L’usage de cannabis
L’enquête ESCAPAD permet de distinguer quatre types de consommation de cannabis, sur un critère relatif à la fréquence de l’usage au cours de la vie, de l’année et des 30 derniers jours.
  • L’abstinence : n’avoir encore jamais pris de cannabis au cours de sa vie. C’est le cas de 54,8 % des filles et de 44,3 % des garçons de 18 ans interrogés en 2001.
  • L’expérimentation ou l’usage occasionnel : avoir déjà expérimenté le cannabis au cours de sa vie, mais en avoir consommé moins de 10 fois au cours des douze derniers mois. Dans notre échantillon, c’est le cas de 31,6 % des filles et 26,0 % des garçons.
  • L’usage répété : avoir pris du cannabis dix fois ou plus au cours des douze derniers mois, mais moins de 10 fois au cours des 30 derniers jours. Ce niveau de consommation est déclaré par 6,7 % des filles et 10,0 % des garçons.
  • L’usage régulier : avoir consommé du cannabis au moins 10 fois au cours des 30 derniers jours. Un tel usage est déclaré par 6,9 % des filles et 19,7 % des garçons.

Ces niveaux découpent la population observée sur des critères factuels, mais restent sommaires. Deux questions plus contextuelles sont donc utilisées pour préciser le contexte d’usage : au cours de sa vie, l’adolescent a-t-il déjà fumé du cannabis avant midi ou lorsqu’il était seul ? Au total, 4,5 % des filles et 11,8 % des garçons ont déjà «assez souvent » ou «très souvent » fumé du cannabis avant midi, et respectivement 3,9 % et 11,1 % ont déjà «assez souvent » ou «très souvent » fumé du cannabis seul. Parmi les usagers réguliers, ces proportions atteignent environ 50 %.

La santé mentale
La santé mentale est appréhendée à travers plusieurs questions dans ESCAPAD : au cours des douze derniers mois, l’enquêté a-t-il souffert de troubles du sommeil (difficultés à s’endormir ou réveils nocturnes : jamais, rarement, assez souvent, très souvent) ? Durant la même période, a-t-il consulté un « psy » (c’est-à-dire un psychologue, un psychiatre ou un psychanalyste) ? Les filles sont plus nombreuses que les garçons à déclarer avoir souffert très souvent d’au moins l’un des deux troubles du sommeil envisagés (21,4 % contre 8,9 %, p<0,001), ou à avoir consulté un « psy » au cours des douze derniers mois (10,4 % contre 7,4 %, p<0,001).

Ces deux indicateurs de santé mentale présentent des inconvénients spécifiques. D’abord, la consultation « psy » est une consommation de soins, située en aval de la souffrance psychologique ressentie. Or, les travaux sociologiques consacrés aux facteurs sociaux de la consommation de médicaments psychotropes [4, 5] soulignent le poids de représentations sexuellement différenciées : dans notre société, il est plus « admissible » pour les filles que pour les garçons de reconnaître une souffrance psychologique. Par exemple, la famille comme les médecins ont plus volontiers tendance à diagnostiquer chez elles une origine psychologique à certains désordres physiques. En outre, l’éventuelle prise en charge de cette souffrance par un professionnel dépend aussi sans doute du milieu social. Au final, la consultation d’un « psy » constitue un indicateur de la santé mentale plus spécifique quesensible : elle repère des adolescents souffrant probablement tous d’un problème psychologique, mais elle ne repère pas tous les adolescents qui en souffrent.

Inversement, la déclaration de problèmes de sommeil fournit un indicateur sans doute plus sensible que spécifique : les adolescents qui connaissent très souvent des difficultés à s’endormir ou des réveils nocturnes n’ont pas forcément tous des problèmes psychologiques. En utilisant successivement ces deux indicateurs de santé mentale (consultation « psy » et problèmes de sommeil), nous espérons ainsi pallier partiellement leurs insuffisances réciproques.

Démarche suivie
Dans un premier temps, des tableaux croisés permettent de mettre en évidence les relations statistiques existant entre l’usage de cannabis et les indicateurs de santé mentale. Une seconde série de croisements montre ensuite que les indicateurs de santé mentale retenus ici sont également associés aux usages de tabac et d’alcool, à l’environnement familial, aux violences subies et à l’intensité de la sociabilité, ces variables étant elles-mêmes associées à l’usage de cannabis.

Cette seconde série de croisements invite à relativiser les relations observées entre usage de cannabis et santé mentale, et à les envisager dans une perspective autant sociologique que pharmacologique. Elle suggère aussi l’existence d’effets de structure : une relation statistique observée entre deux variables X et Y peut résulter de la relation entretenue par chacune d’elles avec une tierce variable Z, la relation entre X et Y disparaissant dès que le niveau de Z est contrôlé. Des modélisations log-linéaires [68] permettent de contrôler ces effets de structure, afin de déterminer les interactions statistiquement significatives qui rendent compte de la santé mentale telle qu’elle est mesurée dans notre échantillon.

Les résultats de l’enquête ESCAPAD
Santé mentale et usage de cannabis
Le Tableau I révèle une relation particulièrement nette entre l’usage de cannabis et les signes de malaise psychologique. En effet, la proportion d’adolescents rapportant une consultation « psy » au cours des douze derniers mois croît avec le niveau d’usage de cannabis. Toutefois, cette relation est surtout avérée lorsque l’on compare les usagers réguliers aux autres (hormis pour les troubles du sommeil chez les garçons). Entre abstinence et usage régulier, elle triple chez les filles et double chez les garçons. De même, relativement aux abstinents, la proportion d’enquêtés souffrant de troubles du sommeil est presque deux fois supérieure parmi les usagers réguliers, pour les filles comme pour les garçons.

Le Tableau II met en évidence la relation entre contextes d’usage et santé mentale. Pour mesurer l’effet du contexte, et non du niveau d’usage, ces deux aspects de la consommation de cannabis étant étroitement liés, seuls ont été retenus ici les usagers répétés ou réguliers. Des prises de cannabis courantes avant midi (assez souvent ou très souvent) sont associées à des consultations « psy » et à des troubles du sommeil plus fréquents, cette relation étant statistiquement plus significative pour les filles que pour les garçons. S’agissant de l’usage solitaire, le lien avec les deux indicateurs de santé mentale n’est significatif que pour les filles.

Santé mentale et usages de substances psycho-actives licites
La liaison observée entre santé mentale et usage de produits psycho-actifs n’est pas propre au cannabis. En effet, si l’on observe les autres substances couramment consommées à l’adolescence, chez les garçons mais surtout chez les filles, l’usage quotidien de tabac et l’usage répété d’alcool (plus de 10 fois au cours des 30 derniers jours) s’avèrent fortement liés à la déclaration de troubles du sommeil et à la consultation d’un « psy » (Tableau III). En particulier, parmi les filles, la fréquence de la consultation d’un « psy » double parmi celles qui fument du tabac quotidiennement, tandis que la fréquence des troubles du sommeil double parmi celles qui déclarent un usage répété d’alcool.
Santé mentale, séparation des parents, violence subie et intensité de la sociabilité
Un environnement familial dégradé, des violences subies et des sorties fréquentes sont des facteurs prédictifs usuels des troubles psychologiques [9]. Ainsi, pour les deux sexes, la consultation d’un « psy » et les troubles dusommeil s’avèrent plus fréquents parmi les adolescents dont les parents sont séparés (Tableau IV), cette situation concernant à 18 ans un peu plus d’un jeune sur quatre. De même, la violence subie, qu’elle soit physique (agression) ou verbale (menace), qui touche davantage les garçons que les filles (23,9 % des premiers ont été agressés ou menacés au cours des douze derniers mois, contre 15,2 % des secondes) pour des raisons liées à des modes de vie sexuellement différenciés, est elle aussi étroitement associée aux deux indicateurs de santé mentale retenus ici : pour les deux sexes, le fait d’avoir subi une violence au cours des douze derniers mois multiplie par deux les proportions d’adolescents ayant consulté un « psy » ou déclarant des troubles du sommeil.

Concernant enfin la sociabilité, le questionnaire ESCA-PAD permet de construire un indicateur synthétique1 isolant une « sociabilité intense » [10], qui concerne quatre jeunes sur dix, parmi les filles comme parmi les garçons. Les adolescents ainsi caractérisés cumulent les contacts amicaux : plus des huit dixièmes disent avoir des communications téléphoniques amicales plusieurs fois par semaine, au téléphone fixe ou portable ; plus de sept sur dix sortent entre amis dans les bars ou en soirée plusieurs fois par semaine, et plus de huit sur dix passent du temps dans des lieux publics avec la même fréquence. Cette sociabilité intense s’avère ici significativement associée à nos deux indicateurs de santé mentale, même si les écarts observés sont moins marqués que pour la séparation des parents et les violences subies (Tableau IV).

Correction des effets de structure
Les différentes variables que nous avons croisées avec nos indicateurs de santé mentale sont en fait corrélées. εn particulier, les usages de cannabis, d’alcool et de tabac sont étroitement liés. Par exemple, chez les garçons, la proportion d’usagers réguliers de cannabis atteint 37,6 % parmi les fumeurs quotidiens de tabac, contre seulement 5,1 % parmi ceux qui fument moins souvent. De même, chez les filles, cette proportion atteint 29,7 % chez celles qui boivent de l’alcool de façon répétée, contre 5,9 % chez celles qui boivent moins souvent. Des relations similaires apparaissent également entre l’usage de cannabis, la séparation des parents, les violences subies et une sociabilité intense. Par exemple, l’usage régulier de cannabis est trois fois plus fréquent parmi les adolescents, filles ou garçons, qui ont une sociabilité intense.

Il importe donc d’utiliser des moyens statistiques plus puissants pour tenter de mesurer un effet « toutes choses égales par ailleurs » de l’usage de cannabis sur la santé mentale, c’est-à-dire une fois contrôlés les effets des cinq variables contextuelles envisagées ici : usages de tabac et d’alcool, situation familiale, exposition à la violence et sociabilité. Pour cela, quatre modèles log-linéaires ont été estimés, dans la mesure où deux indicateurs de santé mentale sont disponibles, et où il importe de distinguer les filles des garçons. Dans chaque modèle, onze relations statistiques sont testées simultanément : les cinq relations entre l’usage régulier de cannabis et chacune des cinq variables contextuelles, les cinq relations entre l’indicateur de santé mentale (consultation d’un « psy » ou troubles du sommeil, selon le modèle) et les mêmes variables contextuelles, et enfin la relation résiduelle entre l’usage régulier de cannabis et l’indicateur de santé mentale.

Concernant d’abord la consultation « psy », la structure d’interactions obtenue diffère pour les deux sexes. Pour les filles (Figure 1A), toutes les liaisons sont statistiquement significatives, hormis celle entre sociabilité intense et consultation « psy ». En particulier, une fois contrôlés les effets des variables contextuelles, l’usagerégulier de cannabis reste bien associé à des consultations « psy » plus fréquentes. Chez les garçons, au contraire, une fois contrôlés les effets contextuels, la relation initialement observée entre usage régulier de cannabis et consultation d’un « psy » disparaît, de même d’ailleurs que la relation entre l’usage répété d’alcool et cette consultation (Figure 1B).

Concernant cette fois les troubles du sommeil, la structure d’interactions se révèle la même pour les deux sexes (Figure 2). Les cinq variables de contexte sont significativement liées aussi bien à l’usage régulier de cannabis qu’aux troubles du sommeil, mais sans que cet usage et que ces troubles le soient entre eux.

Au final, il apparaît qu’une fois pris en compte un certain nombre d’indicateurs relatifs au mode de vie (sociabilité, usages d’alcool et de tabac) et au vécu (séparation des parents, violence subie), la relation initialement établie entre l’usage de cannabis et la santé mentale s’estompe largement, et cela davantage pour les garçons que pour les filles.

Discussion

Qu’elle soit mesurée par un indicateur de consommation de soins (la consultation d’un psychologue, d’un psychiatre ou d’un psychanalyste), sans doute trop restrictif, ou par un indicateur relatif aux troubles du sommeil (difficulté à s’endormir ou réveils nocturnes), qui lui ne l’est peut-être pas assez, la santé mentale des filles et des garçons de 18 ans interrogés dans le cadre de l’enquête ESCAPAD 2001 s’avère donc moins bonne parmi celles et ceux qui fument du cannabis régulièrement. Comme cela avait été montré à partir des données de l’enquête ESCAPAD 2000 [11], cette relation n’est pas propre au cannabis mais concerne aussi les usages d’alcool et de tabac. En outre, ces relations sont intriquées : une moins bonne santé mentale et un usage régulier de cannabis sont tous deux plus fréquents parmi ceux et celles qui fument du tabac quotidiennement, qui boivent de l’alcool de façon répétée. Enfin, il faut tenir compte du contexte familial, des violences subies et de la sociabilité : la santé mentale des jeunes dont les parents sont séparés, qui ont été agressés ou menacés au cours de l’année ou qui ont une sociabilité intense (rencontres et discussions téléphoniques amicales fréquentes) apparaît moins bonne que celle des autres.

A l’évidence, toutes ces relations statistiquement avérées ne s’interprètent sans doute pas de la même façon, et chacune d’entre elles peut faire l’objet de diverses interprétations, aussi bien pharmacologiques, psychologiques que sociologiques. Par exemple, les propriétés chimiques du cannabis et de l’alcool peuvent provoquer des insomnies ou entraîner d’autres problèmes motivant une consultation « psy » [12, 13], mais, inversement, il est probable que certains adolescents consomment du cannabis ou de l’alcool pour tenter de gérer par eux-mêmes un mal-être ressenti, pour «tenir le coup », ce que notait déjà le sociologue François Dubet dans ses entretiens et ses observations de terrain auprès des jeunes de banlieue [14]. De même, contre l’idée reçue selon laquelle la dépression pousse au tabagisme, des chercheurs américains ont récemment tenté de montrer qu’à l’inverse c’est le tabac qui rendrait dépressif [15].

Par ailleurs, si d’un point de vue psychologique la séparation des parents peut fragiliser l’adolescent et susciter chez lui un sentiment d’abandon ou de rejet à leur égard, ce qui le rendrait plus vulnérable à l’usage de substances psycho-actives [16, 17], pour les sociologues cette séparation amoindrit le contrôle social, en l’occurrence parental. De leur point de vue, il favoriserait donc mécaniquement les expériences transgres-sives dont fait partie l’usage de cannabis, comme l’écrivent avec humour Osgood et al. [18] : « que vous aimiez votre père ou pas, il est plus facile de fumer du cannabis quand il n’est pas dans les parages ». Dernier exemple : pour les psychologues, les violences subies peuvent aussi fragiliser l’adolescent et l’inciter à consommer des substances illicites [19], ou alors être révélatrices d’un « goût du risque » [20, 21], censé conduire l’individu à s’exposer à des situations au cours desquelles il peut être victime de violences, mais aussi à expérimenter des drogues illicites. Quant aux sociologues, sans rejeter ces interprétations, ils soulignent également le fait que les sorties en dehors du domicile fournissent à la fois des opportunités d’usage de cannabis et des opportunités d’être victime, sans que les unes et les autres soient forcément recherchées par l’adolescent [2224].

Quoiqu’il en soit, il apparaît que lorsque les relations statistiques discutées ci-dessus sont toutes prises en compte simultanément, l’usage régulier de cannabis et l’état de santé mentale s’avèrent en règle générale relativement indépendants l’un de l’autre. Ces résultats font écho à d’autres études dans lesquelles la relation initialement observée entre usage de cannabis et symptômes dépressifs ou tentatives de suicide disparaît lorsque le schéma interprétatif est élargi à d’autres caractéristiques des adolescents et de leur mode de vie [25, 26]. Cette indépendance relative milite plutôt en faveur des interprétations sociologiques, notamment relatives au contrôle social et à la structure des opportunités. En effet, en règle générale, ces interprétations considèrent l’usage de cannabis comme une facette particulière d’un mode de vie plus global, qui articule des sorties (qui exposent plus ou moins l’adolescent à la violence et qui dépendent du contrôle social exercé par les parents, généralement moindre lorsque ceux-ci sont séparés), des rencontres et des échanges téléphoniques avec les pairs, ainsi que des usages récréatifs de substances psycho-actives licites (alcool, tabac).

Contrairement à l’approche épidémiologique classique, l’interprétation en termes de mode de vie ne considère donc a priori la consommation de cannabis ni comme la cause probable, ni comme le symptôme d’un trouble psychologique, et ne raisonne pas sur ces deux phénomènes en termes de « co-morbidité ». Le point de vue sociologique permet aussi d’interpréter les légères différences observées entre filles et garçons, dans la mesure où, à l’adolescence, les normes comportementales sont sexuellement différenciées. Ainsi, si les usages récréatifs de produits tels que l’alcool, le tabac ou le cannabis sont aujourd’hui largement « normalisés » [27], cette normalisation est probablement plus masculine que féminine : dans une certaine mesure, un garçon de 18 ans qui boit de l’alcool et fume du cannabis « tient son rôle » et répond aux « attentes » de ses pairs, ce qui est moins vrai pour une fille : pour cette dernière, ces consommations seront donc moins « banales », et donc plus susceptibles de correspondre à la manifestation d’un mal-être ressenti. Les niveaux de consommation toujours largement supérieurs parmi les garçons pour ces deux produits illustrent bien cette différenciation. Évidemment, le point de vue sociologique ne facilite pas la compréhension de la genèse des problèmes de santé mentale, puisqu’il substitue plusieurs relations à une seule en invitant à étudier la relation entre mode de vie et santé mentale, plutôt qu’entre consommation de cannabis et santé mentale. Ajoutons que cette interprétation ne prétend pas invalider la relation pharmacologique entre usage de cannabis et santé mentale. Simplement, cette relation est surtout avérée dans les cas d’abus et de dépendance [2], qui sont pour l’instant difficilement repérables dans les enquêtes épidémiologiques réalisées en population générale, pour lesquelles il apparaît souhaitable d’élargir le cadre interprétatif. Il convient donc de relativiser ce lien pour tous les usages plus modérés de cannabis. Au-delà, nos résultats militent pour une prise en compte de la dimension sociale dans les études confrontant usages de drogue et co-morbidité psychiatrique. Comme le note fort justement Sue M. Barrow en conclusion d’une synthèse des recherches américaines sur ce sujet, « il y a là un enjeu majeur des études sur la co-morbidité qui pourrait devenir un programme de recherche dans les années à venir, associant épidémiologie psychiatrique et recherche de terrain en sciences sociales » [28].

 
Footnotes
1 Cet indicateur résume les réponses des adolescents à cinq questions sur la sociabilité (avoir passé du temps avec ses amis au téléphone portable, au téléphone fixe, dans un bar, en soirée, dehors). Les enquêtés réunis dans un même groupe (baptisé ici « sociabilité intense ») ont donné des réponses très proches à ces cinq questions, et se distinguent nettement du reste de l’échantillon.
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